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Auteur/autrice : admin-dev

Parole et Musique

Une expérience d’atelier de création musicale en collège (Année scolaire 2006-2007)

En proposant à un collège de la ville de Poitiers d’animer un atelier «Parole et Musique», je voulais diriger vers de jeunes adolescents une  activité menée  depuis de nombreuses années en milieu universitaire à Paris où j’anime des ateliers de «création musicale et théâtrale» destinés à des étudiants qui ont en général entre 20 et 25 ans. Voix, récits, poèmes, instruments mélodiques et rythmiques, pianistes et chanteurs y sont conviés à jouer, improviser, conter en vue de représentations publiques.

Les trois textes qui suivent relatent la méthode telle que je l’ai adaptée à mon nouveau «public»:

– Le premier texte La voie du milieu décrit le déroulement de l’atelier. 

– L’évolution de l’atelier vers la conception collective et spontanée d’un thème musical sur-prenant qui frappe à la fois par son caractère et son équilibre est analysée et décrite dans le deuxième texte, Le thème «sur-prise».

– Le troisième texte est consacré à quelques réflexions sur le sens et la portée de toutes les découvertes de l’atelier, c’est La profondeur de l’ordinaire.

I La voie du milieu

Le «public» du collège m’a très vite obligé à changer mes méthodes de travail. Son âge d’abord, son dynamisme et enfin son niveau de formation musicale très faible étaient autant de conditions nouvelles auxquelles j’ai dû m’adapter en simplifiant mes propositions. Des mélodies très simples facilement mémorisables ont pris la place des thèmes plus élaborés ou des partitions que je propose en universités, les rythmes se sont contentés des deux ou trois temps les plus aisément perceptibles et reproductibles.

Le travail et son développement

 Dans la salle de musique du collège où se trouvent un piano, un synthétiseur, un jeu de batterie complet, des flûtes et des tambourins, chaque élève est convié à s’approprier un instrument en jouant, accompagnant ou chantonnant un petit motif mélodique très simple. Chacun y étant parvenu, on essaie de le jouer et de le chanter ensemble. Le motif est ensuite  un peu développé jusqu’à six ou sept notes, une syllabe par note. On commence par la la la, on choisit ensuite  une phrase très banale du genre: « On est content d’être ici …» Et le travail se poursuit par associations d’idées prenant appui sur le rythme et la rime: «…c’est toujours mieux quand on rit…» etc.

Une séance se développe en trois mouvements:

1 – L’écriture collective de plusieurs couplets sur le même motif mélodique. Un élève les écrit au tableau.

2 – L’adaptation du motif mélodique aux exigences des paroles choisies et éprouvées par le groupe: la traduction d’un élan vigoureux ou d’une certaine nonchalance entraîne des modifications du parcours musical, de son tempo et de ses formules conclusives notamment, qui ne doivent pas contredire le sens des mots mais le servir etc.

3 – Les  paroles qui ont entraîné l’évolution du contenu musical doivent à leur tour répondre aux stimulations de nouveaux rythmes et de nouveaux contours mélodiques en se transformant. C’est souvent à ce moment-là qu’un tout autre point de départ (une idée, un thème…) peut être retenu, entraînant des développements verbaux et musicaux inattendus. 

 L’appréciation du travail est en partie tributaire du contenu et de l’utilité des paroles qui ont été ainsi libérées par la dynamique «lyrico-ludique» de l’atelier. J’ai parfois été très surpris par la densité et l’intensité des paroles trouvées par les élèves qui étaient rarement légères et sans portée; elles étaient souvent adressées à quelqu’un ou à une instance et liées à des situations vécues en commun plus ou moins difficilement.

     Je mentionnerai encore une autre source d’étonnement: la sûreté et la pertinence de nombreux gestes musicaux qui ont pu jaillir spontanément à la fin de certaines séances. Professeur de piano classique, je dois  convenir que des élèves formés aux techniques classiques du piano ou de la percussion n’auraient sans doute jamais osé empoigner leurs instruments avec une telle détermination, une telle inventivité et peut-être une telle cohérence. Mais rien n’est moins étonnant finalement: quand la psyché (le sens harmonique) est sollicitée en liaison avec l’intellect (percevoir, distinguer, nommer…), le corps répond en toute disponibilité sans revendiquer aucun mouvement dont il serait l’unique et tyrannique fin. Lorsque le corps n’est plus l’écran de contrôle d’un apprentissage normé mais l’instrument réfléchi du «sens harmonique», l’éveil de la spontanéité  ne conduit pas au délire mais à son inverse, une conduite maîtrisée et autonome.

Quelques remarques

     Les élèves sont toujours un peu déroutés par le pré requis qui est explicité à leur arrivée. Partir de presque rien vers un point indéterminé; accepter de ne découvrir son but qu’en l’atteignant; créer non seulement le chemin mais la manière de cheminer «on ne sait pas du tout où l’on va ni tout à fait comment…»: c’est aussi déroutant que stimulant et autant pour les musiciens confirmés de mes ateliers parisiens que pour des enfants débutants, tous habitués à répondre aux attentes stéréotypées de leurs milieux scolaires respectifs et des modèles culturels dominants.

 Le caractère du chant proposé en début de séance est évidemment très important: il doit entraîner sans exciter et prévenir toute évolution vers un défoulement stérile en posant d’emblée une exigence de justesse et de mesure. En progressant par degrés conjoints, dans un  tempo lent ou moyen, il prend l’allure d’un balancement ou d’une marche et ressemble  à une comptine ou à une chanson enfantine.  C’est à ces conditions qu’il peut devenir suggestif et servir de tremplin à une prise de parole originale et utile. C’est la voie de la tempérance qui veille à l’équilibre du sensorium perceptif

     Pour mettre en œuvre ce travail, il faut faire confiance en ce sens implicite qui relie le rythme et la mélodie en un seul mouvement, et qui s’appelle le «sens harmonique». Ainsi cette première mélodie travaillée, qui paraît souvent un peu trop banale aux élèves (ils protestent…), doit les relier au fond de leur  expérience musicale (la chanson enfantine…) à ce sens harmonique qui est à la fois propre à chacun et commun à tous, le travail de créativité où le groupe est engagé ne pouvant s’épanouir que s’il trouve là un sol favorable où s’enraciner. Un « sol favorable » cela veut dire, un corps, une psyché et un intellect (on parlait autrefois du corps, de l’âme et de l’esprit…) qui «s’accordent» à leur inscription dans le monde sonore, en une mélodie (un certain caractère de la mélodie…), un rythme (…) et une harmonie (…). C’est bien une «voie du milieu» qui est ainsi proposée aux élèves.

Pour une pratique raisonnée de l’improvisation

     Cette expérience menée dans un collège à raison d’une heure par semaine, de novembre 2007 à juin 2008 est sans doute trop limitée pour servir de support à de quelconques conclusions. Elle est venue confirmer de nombreuses observations qui l’ont précédée et m’autorise à penser que l’enseignement de la musique aujourd’hui pourrait s’enrichir d’une pratique raisonnée de l’improvisation et du recours à la parole. Sens musical et verbal, maîtrise respiratoire et invention lyrique s’épaulant au lieu de s’exclure ou de s’ignorer, trouvent dans le corps et l’histoire du «sujet musicien» bien plus un carrefour de communication et de stimulation mutuelle que le théâtre d’ombre et de confusion que l’on pourrait redouter. «Sujet musicien» mais aussi, bien sûr, «sujet» tout court: la méthode est assez structurante pour intéresser des psychothérapeutes, des ethno sociologues ou musicologues tout autant que des professeurs de musique et d’art dramatique.

La voie du milieu est à la fois:

  1. Une voie de la tempérance reposant sur l’équilibre du sensorium perceptif ainsi que  des fonctions organiques et motrices impliquées et non sur leur seule excitation.
  2. Une pratique de l’attention centrée par l’éveil du sens tonal c’est-à-dire par l’élection d’un centre, en effet, dit «tonique» que les livres d’harmonie appellent souvent aussi et très justement mais sans prendre la portée exacte de la dénomination «centre d’attraction fonctionnelle». Ce centre est la note «tonique» qui attire à elle toutes les autres notes en les reliant (comme le centre d’un cercle tous les points de sa circonférence) selon une syntaxe «fonctionnelle» (une grammaire musicale, si l’on veut) dont la relation Tonique-Dominante est la clé de voûte.

     L’atelier «Parole et Musique» a été pour moi l’occasion de nombreuses surprises. La principale d’entre elles tient à la qualité musicale des thèmes qui ont été découverts par les élèves. J’en retiendrai un seul  que je ne peux décrire sans notions solfégiques, (rythmes et hauteurs); c’est pourquoi j’ai préféré séparer cette description du premier bilan, plus général, et d’une troisième partie plus méthodologique.

II Un thème sur-prise

     Avant tous développements ultérieurs, définissons le mot «thème» dans son acception musicale. Au plus simple le mot thème désigne un air, une petite phrase musicale à laquelle on réduit souvent l’ensemble d’une chanson ou d’une œuvre. Selon son étymologie grecque, le thème est, en effet, ce que l’on pose dès le début de l’œuvre pour la présenter.

 Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que les élèves désigné(e)s ici par les initiales de leur prénom, n’avaient aucune formation musicale, chorale ou instrumentale à l’ouverture de l’atelier.

C’était leur chance, finalement, et cela devint aussi celle de l’atelier.

 L’émergence et le développement du thème dont il va être question se sont produits en fin d’année lorsque chacun avait déjà intégré la démarche propre à notre petite communauté. J’emploie les termes de «germe», «thème racine» et «thème fruit» pour désigner les trois phases de la conception puis de l’élaboration, individuelle et collective, d’un thème musical.

     1) Le thème-racine capté au vol et que je joue aussitôt au piano [mi fa sol do (triolet + noire)], m’est très vite renvoyé par D. avec sa «réponse» adéquate [mi fa sol sol] puis [mi fa sol do (8)]

     2) Le thème-fruit (élaboré par les seuls élèves une vingtaine de minutes plus tard) : [sol fa dièse mi b ré do si do ré]  «réponse»  [sol fa dièse mi b ré do si la si] surprend par son émancipation du thème racine,  (changement de mode, changement de ton, inversion des directions asc. /desc. ). Après enquête, – j’étais à ce moment-là   occupé avec les percussionnistes-, ce sont des jeux d’approches plus ou moins volontaires (ou l’heureuse erreur a sa place – jouer une note à la place d’une autre par maladresse etc.-) qui sont à l’origine de la trouvaille.  G. « arrive » sur un motif [sol fa dièse mi b ré] qui plaît à ses deux compagnes qui l’adoptent et D. lui trouve aussitôt son rythme, (les 4 premières notes doublées en croches, noire pointée sur le ré), son « conséquent » [ré do si do ré] (triolet de doubles, noire)  et son heureuse conclusion harmonique […ré do si la si]: le motif est devenu thème.

     Le caractère de ce thème-fruit laisse penser que le thème-racine n’en est pas la seule origine ou la seule cause. La «modalité» et le mouvement descendant de son début sont tout à fait inhabituels pour des oreilles occidentales. Il y a donc certainement plus d’un germe à l‘œuvre, mais parmi ceux-ci, il me semble en déceler un: le joli petit thème un peu orientalisant qui sert de  sonnerie à l’ensemble du collège et ponctue joyeusement sa vie en signalant la fin et la reprise des cours,  [sol fa mi b fa sol sol lab sol …]. Il a pu être un des ingrédients musicaux de la création du thème-fruit. Mais plus encore que la provenance du thème, son hypothétique origine à jamais indécidable, ce qui importe c’est la qualité de conscience requise par son surgissement, la conscience harmonique que suppose sa découverte. A ce moment-là,  elle a servi de guide aux élèves dans la forêt de notes qui ont été jouées par les quatre instrumentistes (deux au piano, deux au synthé.). Elle est à l’origine encore de leur élection du thème et  de la certitude où D. se trouvait de tenir là quelque chose qui «se tenait» et ne pouvait qu’obtenir mon approbation et emporter mon adhésion (qui lui furent très vite signifiées…). La certitude de D. est à elle seule un indice suffisant; elle avait sa «conscience(harmonique)» pour elle!

Quelques éléments de réflexion

Le premier niveau d’analyse convoqué est d’ordre musicosophique. A ce titre, deux passages méritent d’être analysés, du thème-racine au thème-fruit, d’abord, puis, à l’intérieur du thème-fruit, le passage du premier motif au thème «accompli».

     1) Il n’y a pas de progression linéaire entre les deux thèmes, le thème-fruit n’est pas un «conséquent» du thème-racine, à aucun point de vue, mélodique ou rythmique. Leur relation est d’ordre analogique et cette analogie est harmonique La «structure» tonique-dominante (T – D) étant le soubassement commun aux deux thèmes, c’est elle qui a été «analogiquement» transposée.

     2) Le thème-fruit et sa structure interne: d’un premier motif à un thème structuré (le motif initial + sa réponse), on passe d’un chemin mélodique à un cheminement harmonique. Un motif est une succession de notes qui forment un ensemble [sol fa dièse mi b ré], un thème est une totalité qui satisfait, en l’accomplissant, l’intention harmonique implicite dans le motif.

(Par exemple, « ’intention harmonique implicite» du motif – do ré do – est – do sol do – le rapport T-D-T, dont le motif  est une des  expressions mélodiques possibles. Dans notre thème-fruit, «l’intention  harmonique implicite» du motif initial – sol fa dièse mib ré – est sol ré sol – . Elle est à la fois  explicitée et accomplie  par les deux réponses successives – ré do si do ré- puis – ré do si la si -).

De toute évidence, si l’on veut comprendre la nature du passage de l’un à l’autre, il faut chercher ailleurs que dans un procédé d’écriture musicale (variation ou développement) que les élèves ne maîtrisent d’ailleurs absolument  pas. De l’un à l’autre, il y a un véritable saut et ce saut est qualitatif: il résiste autant au maillage circonstanciel des causes et des effets qu’il résisterait à une évaluation du quantifiable (acoustique, statistique etc.).

     Un saut «qualitatif» n’est accessible qu’à une analyse elle-même «qualitative» qui ne se contente pas d’étudier un objet «en soi» mais le considère toujours comme un objet «pour-un-sujet». C’est pourquoi le niveau d’analyse qu’il me semble utile de convoquer ici  est une analyse intentionnelle qui associe chaque mouvement inscrit dans le monde des sons – intervalle, rythme, cadence, thème etc.- à l’intentionnalité spécifiquement musicale qui s’objective en lui. En l’occurrence, une analyse des contenus de conscience – ou, d’ailleurs, d’inconscience –  échouerait à rendre compte utilement d’un mouvement aussi spontanément structuré que le thème «sur-prise» qui nous occupe. Voir en lui une conduite de la conscience (musicale) qui, en définitive, tend à dépasser son propre objet (dominante) pour se saisir elle-même (tonique) peut être une piste féconde. La troisième partie de notre analyse de l’atelier «Parole et Musique» s’engagera sur cette voie.

     Paroles et musique associées dans une même dynamique créatrice fonctionnent, dirait-on,  comme deux langages articulés l’un sur l’autre et reliés analogiquement. L’interaction tonique-dominante (T – D), sert à la fois de moteur à l’inventivité musicale et de support à l’invention verbale qui a elle aussi ses rythmes, ses jeux de consonances et de dissonances et ce «vecteur» harmonique qu’est le sens syntaxique. Nous n’avons pas eu le temps de mettre des mots sur le thème-fruit dont je tente ici de saisir la genèse. Selon le protocole «spontané» dont les trois étapes sont décrites  dans la première partie du bilan, il est probable que les mots choisis, le jeu des rythmes et des rimes nous eurent entraînés vers d’autres sur-prises musicales.

III La profondeur de l’ordinaire

«Ce n’est pas l’extraordinaire qui m’intéresse mais la profondeur de l’ordinaire»

Graf Dürckheim

     L’ordinaire ici, c’est  le thème musical,  et ce qui nous intéresse en lui, c’est sa profondeur. A sa surface, nous trouvons les quelques notes et le rythme qui suscitent notre écoute. En profondeur, il y a  son caractère et le sentiment qu’il éveille en nous. Ce qui nous intéresse, c’est la corrélation entre ce caractère et ce sentiment, au-delà, ou plutôt en deçà, de toute connotation affective et de tout jugement esthétique. L’enquête que nous nous proposons de mener sur l’identité et le sens de la musique, d’une manière générale,  est motivée par la profusion créatrice de l’atelier «Parole et Musique». Cette profusion n’est pas l’effet du hasard mais, croyons-nous, le produit d’une conscientisation d’une structure (dite «cadentielle» rapport T-D) et d’un fond musical commun à tous les acteurs du groupe. Elle est due au simple fait que les adolescents-acteurs de l’atelier ont été mis au contact de leur (tré)fond musical par les dispositions que nous décrivons dans les deux premières parties de notre texte. Nous les rappelons brièvement:

La reprise en  boucle d’un motif très simple, do ré ré do par exemple, lié à un rythme aussi simple, noire croche croche  noire par exemple. Effet de mobilisation et de concentration des énergies. Mais très vite on tourne en rond: on sort du cercle en dirigeant le motif vers la (ou une) dominante, et en reprenant, ensuite, le motif initial. Mouvement parallèle des mots qui vont se greffer sur les notes, une syllabe par note.

     Les paroles, d’abord soumises aux notes et aux rythmes, leur imposent une nouvelle orientation, vers un mouvement cadentiel plus large chargé de donner forme à l’afflux de sens nouveau qu’ils découvrent et qu’ils véhiculent. Extension  vers la dominante qui confirmera celle-ci dans son rôle de contre-pôle fonctionnel, comme simple «réponse» d’une part, ou comme exploration d’un nouveau domaine d’expression non plus seulement orienté vers la dominante mais centré sur elle. Cette dernière possibilité est ce qu’on appelle une «conduite modulante» en harmonie traditionnelle. Conduite qui n’est pas le propre de la seule conscience musicale, mais de toute constitution de sens.

L’identité de la musique

     Les deux conceptions de la musique en nous, conception organique du fœtus immergé dans un monde de sons – immersion pré-natale -, et conception perceptive de l’enfant immergé dans le monde des sons organisés, la musique.

Retenons que tout motif musical, et a fortiori tout thème musical, s’enlève sur un horizon de sens qui est une gamme ou un mode à la fois centré et hiérarchisé. Ce centrage et cette hiérarchie sont le fruit de la rencontre de la conscience et du monde des sons. Conscience une, ramenant à son unité de conscience constituante l’ensemble des sons  perçus

     Toutes les musiques qui depuis notre conception nous habitent et nous composent  sont ainsi nécessairement structurées par le mouvement par lequel la conscience s’emparant du monde des sons le transfigure en musique.

Pre-Meditations

Je suis improvisateur et musicosophe. Improvisateur sans autres partitions qu’un clavier bien tempéré, une même âme dans un même corps, les mêmes dix doigts et une certaine confiance en ces instants uniques que la musique peut créer lorsqu’elle surgit dans le monde sonore et rassemble dans la même certitude un interprète et ses auditeurs. Musico-sophe, car insatisfait des approches « musico-logiques » de la musique, je me suis tourné vers une saisie philosophique de la conscience, celle d’Edmund Husserl en particulier. J’ai trouvé mon bonheur dans les textes, les enseignements et les interprétations d’un certain nombre d’arpenteurs du sens musical, occidentaux et orientaux. Ce furent d’abord des professeurs d’instument, d’analyse musicale et d’improvisation, des chefs de choeur. Ce furent ensuite les écrits et les conférences de chefs d’orchestre comme Ernest Ansermet et Sergiu Celibidache qui savaient si bien postionner la conscience humaine au centre opératif de la musique, en pratique comme en théorie. Ce furent encore des compositeurs qui trouvaient leur inspiration au coeur-même du son comme Giacinto Scelsi ou Slamet Abdul Sjukur.

Ce sont toujours aujourd’hui ceux qui chantent du Grégorien dans les monastères, des chants orthodoxes dans les cœurs ou des mantras hindous dans le monde entier, comme Shyamji Bhatnagar. Sans oublier les chanteurs de rue qui proclament l’inespéré et les explorateurs de l’infini sonore qui savent écouter le monde où ils se trouvent. Le monde qui est là.

Ce sont aussi des anonymes qui font vibrer ce Chant Profond qui nous est commun par une inflexion vocale, la qualité d’un toucher, la beauté d’un phrasé,  Ceux enfin qui ont su émouvoir en moi ce Coeur d’écoute où bat l’Universel en chacun de nous. Ils m’ont tous fait comprendre  pourquoi la musique vaut d’être vécue à la lumière de notre pleine conscience.

Voici donc mes voyages dans le monde de la musique et de mes semblables, les instrumentistes, les compositeurs, les improvisateurs et les saltimbanques. Je fais surtout référence au fond commun qui nous relie tous, musiciens ou non, mélomanes ou non. Ce fond, c’est cette conscience de la musique que j’appelle ici « conscience musicale » et dont je tente de comprendre le mouvement et le « travail » à l’intérieur de chacun de nous.

Je me suis tourné  vers quelques compositeurs que j’ai eu la chance de rencontrer, de lire ou d’interpréter, Une autobiographie Concertante, vers d’autres que je n’ai entendus que récemment, A few steps forward, vers une histoire déjà lointaine, L’Odyssée d’Orphée, (Monteverdi, Bach et Ravel), vers les mondes de Debussy et Bartok, Elsewhere and Now, vers le rôle de la voix dans nos vies, à l’opéra et au cinéma, The Ear and the Voice, et enfin vers la présence parmi nous demusiques qui survivent aux tourments de l’histoire et aux incertitudes de l’Evolution. Je vois en l’icône féminine de l’Indonésie moderne, la jeune princesse Kartini, une devancière de mes propres écrits. Je consacre une petite étude à sa capacité exceptionnelle de saisir la conscience unifiante que la musique peut éveiller en nous.

Mes écrits essaient d’éclairer les interrogations et les mutations d’aujourd’hui afin de contribuer à leur ouvrir des champs d’expérimentations toujours plus vastes et surtout toujours plus intensément conscients.

Je voudrais évoquer encore le compositeur Indonésien Slamet Abdul Sjukur (1935-2015) que j’ai rencontré à Paris en 1975 dans des circonstances que je relate dans l’hommage que l’on pourra lire ici, et remercier vivement sa talentueuse élève, la compositrice et éditrice Jenny Rompas sans qui ce livre n’aurait jamais vu le jour.

I

Une belle soirée parisienne, un concert au programme alléchant par l’un des plus prestigieux orchestres de la capitale, dans une de ses plus belles salles. Je suis heureux de pouvoir m’installer et d’applaudir enfin l’arrivée d’un chef que je n’avais encore jamais vu diriger.  Mais le premier accord de tout l’orchestre me donne l’impression de ce faux pas que l’on fait en butant sur une marche. Et pas une seule seconde par la suite ce premier sentiment ne me quittera. Je n’ai entendu que très peu de musique, ce soir-là. Car pour qu’il y ait musique, ni le prestige d’un beau programme, ni la virtuosité instrumentale ni le confort sonore ne suffisent. Il faut une certaine qualité de lien entre les notes et, de phrases en phrases, des intentions  claires que le chef doit soutenir jusqu’au finale en leur trouvant une expression et un tempo justes. Celui de ce soir n’a peut-être pas su convaincre un orchestre récalcitrant, il y a eu trop peu de répétitions, il est peut-être fatigué ou incompétent malgré sa réputation ? Tout est possible dans le petit monde de la musique symphonique et de la gestion programmée des carrières.

Trois jours plus tard, aux abords d’un marché, une jeune femme a posé un chapeau devant elle. Un premier accord sur sa guitare, et tout de suite mon attention est captée. D’une voix profonde, elle chante « dans » les accords qui se succèdent, sans parole mais du plus profond de sa présence. Je suis ses vocalises, voudrais mêler ma voix à leurs mouvements imprévisibles jusqu’à un dernier chuchotement où l’accompagnent de leurs silences profonds quelques autres badauds qui se sont arrêtés à côté de moi. L’événement est musical. Bien plus intensément qu’au concert où s’étaient pressés tant de mélomanes et de critiques avertis.

Il y a aussi cet homme roumain que l’on peut entendre parfois sur la ligne 6 du métro parisien. Il ne chante jamais qu’une seule et même chanson qu’il nous fait parvenir très doucement du plus profond de balkans montagneux et sans âges. Peut-être de bien plus loin géographiquement et sûrement de très loin en chacun d’entre nous, comme par cet effet miroir dont la musique a le secret. L’homme est manifestement inadapté au fonctionnement économique de la mendicité dans le métro parisien : en général, on entre, on dit quelques mots pour attirer l’attention, on joue un peu, on passe parmi les voyaeurs la main ou un vieux paquet de cigarettes tendus et après deux ou trois stations, on change de wagon. Lui, va jusqu’au bout de son chant. Dix ou douze stations sont passées avant qu’il ne chante une dernière strophe un peu plus lentement que les autres. Devant lui, beaucoup de voyageurs n’ont pas quitté leurs écrans, quelques uns ont continué leurs conversations. Certains ont levé la tête et se sont immobilisés. Il oublie parfois de passer parmi nous en quête de quelques euros. Il sort alors du wagon sans prévenir et disparaît sur les quais encombrés.

On ne parlera jamais dans les journaux ou sur les réseaux de la chambre profonde où résonne le chant du « monsieur roumain » sans nom pour l’Histoire. Et pourtant c’est là que tout se passe, que tout se joue : le passé et l’avenir de la musique, le présent de la Tonalité.

II

Parmi les bonnes nouvelles de cette saison parisienne, les Passages de Philip Glass du 17 au 19 mai 2019 à la Philarmonie de Paris. Trois programmes en tout. Le premier soir, neuf pianistes jouaient à tour de rôle les 20 études pour piano du compositeur qui joua lui-même les deux premières. Un plaisir de l’entendre jouer avec beaucoup de pédale et de lyrisme des œuvres que d’aucun pourrait prendre pour des exercices. Ce sont des cadences tonales assez simples mais dont les répétitions à peine variées soutiennent l’attention des auditeurs. Ce sont des mouvements de spirales qui s’élargissent et s’amenuisent pour revenir finalement vers leur point de stabilité initial. Rien de nouveau dans la syntaxe convoquée. Tout est dans l’appel créé par la progression subtile des arpèges qui varient d’une seule note souvent, puis d’une autre et d’une autre encore. Les dix dernières études proposent des développements plus vastes.

Photo Eric Antoni

Les pianistes de la soirée sont américain, japonais, haïtien, russe, français… Ce qui les différencie le plus est la qualité de leur toucher. Et les nuances sont grandes entre la mécanique un peu sèche des uns et le velouté enveloppant des autres.

Passages est un album studio de musique de chambre composé  par Ravi Shankar et Philip Glass,  en 1990. C’est le thème du troisième concert auquel participe, au sitar, Alissa Shankar, la propre fille de Ravi Shankar. Je suis moins convaincu par ces œuvres hybrides des deux compositeurs que l’on entend en alternance. Je leur préfère les œuvres pour orchestre et les opéras de Philip Glass et  les concerts de Ravi Shankar au Sitar.  « Hybrides » ces œuvres car jouent ensemble des instruments classiques indiens, sitar, tablas… et un orchestre européen, sur un terrain musical hybride lui-aussi. Mais l’important est plus pour moi dans la possibilité qu’une telle rencontre ait pu avoir lieu que dans son contenu. 

West meets East, le prodigieux album de Ravi Shankar et Yehudi Menuhin date de 1967. Il dit par son titre que c’est bien l’Ouest qui va à la rencontre de l’Est et non l’inverse. Il comble l’auditeur par son énergie, sa créativité rythmique, ses trouvailles mélodiques. C’était bien sur le terrain des ragas indiens que la rencontre avait lieu, comme plus tard avec le flûtiste Jean-Pierre Rampal dont le phrasé  très occidental fait entendre à la fois une distance mais aussi une certaine porosité entre les deux mondes. C’était inattendu et déconcertant à l’époque.

Dans les mêmes années, des compositeurs d’extrême-orient faisaient le parcours inverse en allant parfaire leurs études musicales en Europe… Le Japonais Toru Takemitsu (1930-1996)1, l’Indonésien Slamet Abdul Sjukur (1935-2015) et beaucoup d’autres…

III

Sri Shyamji Bhatnagar2 est médecin Ayurvédique et chanteur de mantras hindous. J’ai assisté à plusieurs de ses stages. Il chante des mantras que nous répétons après lui, phrase par phrase, jusqu’à les connaître par cœur. Ce qui m’a le plus surpris est que malgré l’approximation de nos chants qui reproduisaient ce que nous « entendions » avec nos oreilles d’occidentaux, – sur nos échelles occidentales, sans glissandos ni quarts de tons -,  certains d’entre nous pouvaient localiser les centres énergétiques, les « chakras », qui étaient visés par les chants. C’est pourquoi, probablement, le maître ne cherchait pas à corriger nos intonations. Il savait que l’essentiel tenait au rapport des notes sur lesquelles les chants prenaient appuis et moins à la manière de les relier vocalement, malgré la déperdtion énergétique que cela devait inévitablement entraîner.         Finalement ces chants qui étaient si étranges pour nous « à première écoute » devenaient assez vite familliers. Comme s’il s’agissait de chants de « nos » temps anciens qui n’auraient pas parus si étrangers à nos ancêtres fêtant quelque solstice autour d’un feu. Comme si la chimie des sens et l’alchimie des énergies vitales et spirituelles qui animent ces chants avaient touché certains d’entre nous, déjà, et nous revenaient chargés de mémoire plusieurs siècles plus tard. Etranges voyages au cœur de nos vibrations les plus enfouies, de nos filiations les plus insoupçonnées. Dans un Mantra, le son est directement opératif. Prière, incantation ou formule magique, il opère en effet sans frontières religieuses et ethniques, ni même spatiales et temporelles. Il ne connaît qu’un principe actif, l’instant présent.

Sri Shyamji Bhatnagar

Un dimanche soir de l’année 1997, rentrant chez moi à la suite de l’un de ces stages, je constate que mes deux jeunes enfants étaient déjà couchés. Ce qui me permettait de me mettre au piano sans risquer d’entendre très vite les battements de leurs mains sur le clavier accompagner joyeusement leur Papa.

J’improvisais une bonne trentaine de minutes sur les mantras que je venais d’apprendre. Et levant enfin la tête, je vis les enfants à côté de moi, assis par terre, très calmes et silencieux, les yeux dilatés qui me regardaient fixement. J’en ai très vite conclu que c’était peut-être la première fois de ma vie que je jouais bien du piano et que venait de sortir de mes doigts un événement sonore qui méritait vraiment le nom de « Musique ». J’avais sans doute atteint  chez mes enfants ce que je nomme dans ce livre le « Chant profond » ou encore le « Cœur d’écoute » sans la vibration desquels il ne saurait y avoir de « Musique ».

Je me souviens avoir immédiatement « saisi », dès les premières notes jouées, que j’étais en train de franchir un seuil qualitatif tant mon toucher était profond et détendu, tant la sonorité obtenue, une certaine qualité de legato aussi, semblaient en être l’émanation parfaite. Et tout cela facilement, sans tensions.

Ce sont de telles expériences qui m’ont incité à m’interroger sur le sens de la musique, sa portée, son utilité, sa fonction, son « opération » concrète, à la fois physique et spirituelle, dans ma propre vie, dans la vie des Hommes et dans l’évolution de l’humanité[3].

IV

Je propose de donner le nom de « Synchronies » à certaines œuvres ou, comme le disait Schubert, certains « moments musicaux », qui résultent ainsi d’un accord profond et instantané entre le corps, l’âme et l’esprit ; le passé, le futur et le présent ; le ciel et la terre.

Si ces moments parviennent à communiquer le sentiment de plénitude qui les anime, de l’intérieur pour ainsi dire, les auditeurs évoluent eux aussi, dans un espace-temps où s’inscrivent presque sans efforts, sans inquiétude de leur devenir, les notes et les rythmes qui suscitent leur écoute. Espace-temps immobile car immobilisé par une même conscience en éveil. 

Le mot de  « synchronie » vient du phénomène de synchronicité que Jung, le psychologue des profondeurs, observa en son temps et auquel un physicien « quantique », Pauli, définit un monde référentiel adéquat, celui de « l’interconnexion simultanée » ou de la « communication instantanée ». Ces deux expressions font état d’un formidable paradoxe : « communication » suppose  une distance que l’on se propose de franchir ; « instantanée » l’abolition de cette distance et de la durée qui lui est connexe. Or c’est bien ce qui arrive entre les notes dont j’essaie de décrire la relation : elles se succèdent bien dans le temps tout en interagissant simultanément de l’ensemble qu’elles forment à la singularité du surgissement de chacune.  Cela a toujours été le paradoxe de la musique que cette synchronicité des événements, leur sympathie mutuelle, que l’on ne peut percevoir que grâce à leurs corps sonores vibrant, leurs résonnances se déployant par vagues successives dans l’espace et le temps. C’est le paradoxe de la vie auquel la musique nous initie.

Cette notion de synchronicité est difficile à comprendre et pourtant le concept renvoie à une expérience intime largement partagée.

Dans ces synchronies, toutes les notes résonnent bien successivement aux oreilles de leurs auditeurs mais elles se donnent aussi ensemble à sa Conscience tonale, comme les touches d’un tableau dont les couleurs et les formes apparaissent ensemble, non pas aux yeux de leurs spectateurs, mais à  leur Conscience. Ces synchronies sont bien en ce sens des « Images », mot que Debussy avait déjà trouvé en son temps, non seulement pour donner un titre générique à certaines de ses œuvres mais  pour permettre à l’auditeur de saisir chacune dans son instantanéité interne tout en s’engageant dans l’espace-temps de son déroulement. C’est avec ces oeuvres que l’occident a découvert par ses propres voies, ce que le Mandala  encore inconnu de son espace culturel avait révélé depuis longtemps dans l’ordre des représentations picturales. C’était dans l’ailleurs et le maintenant du lointain orient. Si étrange mais aussi si intime, finalement.

Hildegard von Bingen, au 12ème siècle, a peint ce que dans la perspective de ce livre, on peut appeler une « Image tonale». C’est une œuvre toute proche de ces Mandalas dont elle ignorait probablement la fonction et même l’existence dans l’orient de tradition hindoue et dans le monde bouddhiste, en particulier.

 La troisième vision du Liber Divinorum Operum         

Tout se donne ici en un seul regard et pourtant le parcours analytique des différents éléments intensifie l’ensemble qui s’est donné instantanément, comme le parcours mélodique d’une œuvre musicale  peut intensifier de notes en notes le sentiment tonal ressenti par son auditeur, immédiatement, dès la première note.                                                                  

V

Ce sont les révolutions discrètes qui m’intéressent. De celles qui ont de grands effets sans faire beaucoup de bruit. De celles qui viennent du plus profond de la conscience  et y retournent non sans l’avoir faite évoluer d’une manière décisive et irréversible. Un sourire, une voix peuvent toucher plus juste qu’un grand éclat de rire ou l’effusion sonore d’une foule. Nombreux sont ces petits gestes  dans l’histoire de la musique qui firent bien plus pour son évolution que les débats esthétiques et les querelles d’idéologues. Car en fait l’essentiel est passé de consciences en consciences sans mot dire. Comme cela s’est toujours fait, depuis la nuit des temps.

Ces petites révolutions ont ouvert la voie à de nouvelles expériences, elles ont impliqué de nouveaux champs de perception qui n’ont que très rarement trouvé leur place dans les mots des philosophes, des musicologues et des musiciens eux-mêmes. Le but de ce livre est de donner la parole à l’expérience sensible que nous faisons lorsque nous jouons ou entendons de la musique. C’est une expérience qui passe bien par notre perception auditive mais aussi par d’autres canaux de perception qu’il faut repérer et nommer. L’enjeu est important pour la conscience musicale contemporaine. Désormais, ce qui a pu se passer sans mot dire ne peut plus évoluer qu’avec le soutien des mots et de la conscience claire des acteurs de la musique contemporaine. De mots adéquats dépendent des attitudes justes ; de la justesse des attitudes dépendent des orientations fécondes.

VI

L’enquête que je mène dans les textes que l’on va lire, a deux modes opératoires principaux. C’est la Médiologie à laquelle je fais fréquemment allusion lorsque je m’intéresse aux liens entre les contenus des messages, ce qui est dit, écrit, chanté ou joué, et les instruments ou les moyens techniques (medium, media) qui les diffusent, ainsi que les époques et les institutions qui les rendent possibles et encore les courants de pensée qui les accompagnent. Médiologie, un art de l’interprétation est entièrement consacré à cette étude où l’on voit deux contemporains, Bela Bartok et Charlie Chaplin, jouer des mutations technologiques de leur temps.

C’est surtout la Tonalité que je prends dans un sens large.  C’est pour moi l’activité de la conscience humaine dans le monde des sons. Son évolution dans l’histoire des hommes se confond avec l’histoire de la musique. Elle n’est donc pas limitée aux quelques trois siècles de l’histoire de la musique occidentale auxquels on la réduit souvent. On l’a associée à cette histoire car c’est là que son évolution s’est opérée dernièrement, à partir de Monteverdi et Bach surtout. Mais son présent et son avenir appartiennent désormais et de nouveau à l’ensemble de l’humanité.

Le mot  Tonalité désigne la manière dont les hauteurs musicales s’organisent autour de l’une d’elles et se rapportent à elle comme les points de la circonférence d’un cercle à son centre. Ce centre est dit « tonique ».

Mais,  la conscience musicale évoluant, la tonique, petit à petit, est devenue à la fois le point de départ et le point d’arrivée de toute forme musicale accomplie, de toute œuvre. C’est l’endroit du cercle où le mouvement se reboucle sur lui-même et c’est aussi son « Centre d’attractio fonctionnelle » comme le disent si bien nos livres d’harmonie, sans prendre toutefois la mesure et la portée de chacun de ces mots.

C’est ainsi que la musique apparaît dans le monde des sons, par deux mouvements simultanés de la conscience en acte. L’un est périphérique, en mode de succession (les notes se suivent, comme dans la mélodie), l’autre est axial, en mode d’intégration, (en se rapportant à une seule d’entre elles… c’est l’harmonie).

VII     

J’interroge en priorité ces petits gestes vers lesquels nous négligeons de nous tourner parce qu’ils sont commandés par des réflexes qui n’ont nul besoin d’être conscients pour « réussir ». Ce sont surtout des mouvements internes de la conscience  qui accompagnent, par exemple, le passage d’une note à l’autre dans le simple parcours d’une gamme et tout ce que nous pratiquons ou entendons à longueur de journée sans interroger notre corps qui en est pourtant le réceptacle et la mémoire, sans nous tourner vers la conscience qui en est le canal et le lien.

DO RE MI FA SOL LA SI DO

Que faisons-nous lorsque nous parcourons cette gamme, en la chantant par exemple ? Nous quittons DO, progressons de degré en degré pour retrouver DO, une octave plus haut, avec le sentiment d’avoir parcouru une forme parfaite. Si le mouvement s’est rebouclé sur lui-même, c’est que  nous ne l’avons pas seulement parcouru mais engendré. C’est un fait de conscience: un cercle s’est refermé et avec lui, en effet, un processus s’est conscientisé. En fait, nous avons parcouru le sens qui informe « de l’intérieur » tout événement musical possible, de la phrase mélodique la plus banale à la construction harmonique la plus complexe.  « De l’intérieur », cela veut dire : à partir de ce centre à la fois énergétique et perceptif qu’est notre conscience tonale.

De Do à Do, le premier tétracorde (do ré mi fa) est lié à sa source, le Do initial : Do-Ré, Do-Mi, Do-Fa. Le second (sol la si do)  est orienté par son but, le Do supérieur, dont l’attraction  ne devient sensible qu’à partir du Sol, : Sol-Do, La-Do, Si-Do. Les deux tétracordes se suivent bien l’un l’autre, mais orienté inversement,  pour ne former qu’une seule unité, la gamme.

                                                          Do

                                                          Do   Ré

                                                          Do        Mi

                                                          Do             Fa

                                                          ———————————-

                                                                                Sol             Do

                                                                                    La          Do

                                                                                         Si      Do

                                                                                                   Do

De Fa à Sol, nous passons ainsi d’un mouvement aimanté par sa source (premier tétracorde) à une intention orientée par son but 4(deuxième tétracorde) et de cette intention orientée à une position conquise (la gamme comme unité). Petites révolutions intimes encore : de tels passages, de telles mutations sont le moteur du sens musical. Elles sont le coeur-même de la relation Tonique-Dominante-Tonique et donc du sens de la musique.

Il est important, selon moi, que les compositeurs, les interprètes et même les mélomanes sachent investir leur présence à la musique de la conscience de ces mutations.

Pour ce faire, les musiciens  déjà initiés à certaines approches analytiques de la musique disposent de précieux outils  pour conscientiser leur écoute de la musique occidentale, de Vivaldi, par exemple, à Bartok et Stravinsky, parmi d’autres.

La musique de Debussy peut en être un si l’on porte son attention sur la manière dont il put intégrer des modes « exogènes » ( pentatoniques, gammes par tons etc.)  dans des cadences tonales bien occidentales.

La charte des régions tonales mise au point par Schönberg au début du XX ème siècle oriente très efficacement  l’écoute vers ces mutations de la conscience musicale en acte que sont les modulations. Ces modulations, en s’éloignant toujours plus de la tonalité initiale ont permis d’explorer une expression musicale toujours plus subtile au service d’un sentiment tonal toujours plus exigeant et intégrant. Ce mouvement à la fois syntaxique et expressif est commandé par une conscience musicale toujours mieux consciente d’elle-même. Son évolution est l’histoire de la musique occidentale.

C’est aussi l’histoire de la tonalité que parachève chez Bartok d’une part les complémentarités axiales des fonctions cadentielles de la musique tonale,Tonique (T), Dominante (D) et Sous-Dominante (S),  et d’autre part son usage « tonal »du nombre d’or dans le développement de certaines de ses œuvres capitales, la Sonate pour 2 pianos et percussions, la Musique pour cordes et celesta etc. Nous en devons la découverte, la description et l’analyse au musicologue Hongrois,  Ernö Lendvai 5. On trouve ces schémas dans le livre cité :

VIII

Le sens de la musique se donne immédiatement à nous. Il est évident ou il n’est pas du tout. L’interroger, c’est le mettre en question, suspendre l’évidence, faire que ce qui allait de soi n’aille justement plus sans être explicité. Et comme toujours lorsqu’une démarche réflexive vient se poser sur une activité réflexe, il y a décomposition et une re-composition est nécessaire. A la musique qui flottait tranquillement dans un monde d’évidence et de certitude succède d’abord un chaos puis une musique pourvue de sens, plus intensément, et sous-tendue par une loi plus intégrante. C’est ce qui arrive à tous les objets dont s’empare une nouvelle théorie. Ils sont transformés par la nouvelle loi qui les relie, et le monde sur le fond duquel ils apparaissent est transformé. Pensons aux objets du monde physique avant et après les lois de la gravitation universelle formulées par Newton.

Ce qui  est le plus évidemment musical pour chacun d’entre nous, c’est un mouvement dans le monde sonore. Ce qui apparaît à l’analyse de ce mouvement c’est qu’il n’est pas seulement une orientation dans les sons mais un sens pour notre conscience immédiate. Les données les plus élémentaires de ce sens qui se déploie ne sont pas des objets en soi irréductibles, ce sont déjà des synthèses que notre conscience opére dans le monde des sons à notre insu : le son en musique est une note et la note est une hauteur relative ; l’intervalle est un rapport et comme tel, il est l’émergence d’une proportion ;  la gamme est un cheminement de la conscience musicale et pas seulement une donnée du monde acoustique…

La nature elle-même est l’expression d’une conscience générative à laquelle la conscience humaine est appelée à collaborer en la prenant pour objet d’abord puis en s’identifiant à elle en découvrant leur commune origine.

Une démarche exemplaire, à mon avis : Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) le grand poète allemand, auteur du célèbre Faust, s’est aussi consacré aux sciences de la vie. On lui doit un traité des couleurs et un livre scientifique majeur « La métamorphose des plantes » dont un des thèmes de prédilection est la structure des plantes. Pour lui, tous les organes d’une plante sont  des variations autour d’une même forme fondamentale, la feuille. Il interprétait notamment les organes floraux (sépales, pétales, étamines et pistils) comme des feuilles modifiées, destinées à assurer la fonction de reproduction : c’est à ce propos qu’il parlait de « métamorphose des plantes ».

Pour Goethe, toute chose est produite, elle n’est jamais à elle-même sa propre cause. Son principe n’est pas pour autant en dehors d’elle. Elle s’épanouit en se refermant sur lui, comme le font la plante, la fleur et le fruit, et finit toujours par le libérer, au terme de son cheminement.              Toutes les activités cognitives et créatrices trouvent aussi une analogie parfaite dans la relation du fruit à son germe. Lorsque l’on découvre le cheminement qui la referme sur elle-même, la gamme est comme une fleur, car elle libère alors, elle aussi, son centre, son germe-tonique, son principe-moteur qui est notre Conscience-même.

C’est ce qu’ont saisi intuitivement, musicalement, les musiciens de la première école viennoise, Haydn, Mozart et Beethoven. Ils étaient les contemporains de Goethe. Ils furent aussi sensibles à l’organicité de la musique et à l’unicité de la tonalité que Goethe fut sensible à l’unicité fondamentale des organes végétaux dans la nature.  La forme sonate qu’ils découvrirent et créèrent en fut l’expression formelle la plus parfaite. Elle est à la base de toute l’évolution de la musique après eux, jusqu’à Schönberg et Bartok et comme nous le verrons, jusqu’aux interrogations de Ravel lorsqu’il douta que son Boléro fût vraiment de la musique.

« L’idée de Goethe connut un certain succès au début du 19e siècle. Par la suite elle n’a jamais été complètement oubliée, mais elle a trouvé, dans un sens, une confirmation spectaculaire à la suite de travaux de génétique moléculaire, dans les années 1980 et 1990. On a découvert alors les gènes homéotiques des plantes, dont les mutations provoquent justement des transformations de sépales en pistils, de pétales en étamines, etc. Ainsi, à partir d’une structure initiale identique, ces gènes orientent le développement vers tel ou tel organe. » 6.Jamais au hasard ou selon les caprices d’une nature sans ordre et sans intentions.

IX

La tonalité est au temps ce que la boussole est à l’espace : un révélateur des polarités qui orientent la relation de la conscience et du monde sonore, à partir de l’endroit et du moment où l’on se trouve. La musique est cette discipline qui nous apprend à être où nous sommes, à être présent au présent d’une manière toujours plus intégrante et toujours plus consciente.

            Saint Augustin disait  qu’il y a trois temps « un passé-présent, un futur-présent et un présent-présent ». il voulait sans doute dire qu’il y a deux intentions en jeu dans notre conscience du temps qui passe : l’une déplie le temps en trois phases successives, passé – présent – futur, comme c’est le cas dans la mélodie, l’autre est une puissance d’actualisation, un pouvoir d’intégration harmonique. La musique est cette activité qui nous révèle que c’est l’interaction de ces deux pouvoirs qui crée en nous, non pas seulement l’idée mais bien le sentiment vécu de notre présence. Elle nous permet d’atteindre, de toucher du cœur cette germination permanente qu’est la vie de notre conscience.

Grégoire le Grand, Sebastiano Ricci (1659-1734), Yale university Art Gallery

Au tout début de l’aventure de la musique en occident, un fait historique est un peu embarrassant, on ne sait trop qu’en faire, on en parle peu et seulement comme d’une légende. Il s’agit de la transmission surnaturelle dont le pape Grégoire le Grand fut le récepteur au VI ème siècle de notre ère. Il entendit par voies internes et mystiques des chants qu’il mémorisa et nota. Ils constituèrent par la suite cet immense corpus connu sous le nom de « Chants Grégoriens »  qui allait servir de référence et de base à toute la musique occidentale. 

Nous sommes moins loin de la Baghavad Gità et des aventures d’Arjuna qu’on ne le croit généralement. Nous sommes très proches de ces mystérieuses transmissions internes des Mantras, de maîtres à disciples, dont nous parle la tradition Hindoue, que connaissent bien les Bouddhistes, et aussi certaines tribus Amérindiennes et Africaines.

On connaît bien les modifications des messages qu’entaîne leur transmission de bouche à oreille. Le phénomène a été analysé de nombreuses fois par des psychologues et des sociologues. Seule la transmission par voies internes peut assurer ce que la transmission audio-orale ne peut assumer sans risque d’altérations : seuls les messages provenant directement de leur source parviennent inaltérés à leurs destinataires. Aucune considération d’ordre historique ou médiologique ne suffit à penser efficacement la relation du médium et du message dans ce contexte. La physique quantique serait sans doute d’un plus grand secours.

X                   

            Il y a l’histoire de la musique certifiée par les institutions culturelles et universitaires. Elle rend compte d’une évolution linéaire et permet au mieux de saisir la progression d’un langage et d’une esthétique, d’une époque à l’autre, d’un compositeur à l’autre. Mais la linéarité ne rend compte que de mouvements apparents que déterminent d’autres mouvements plus profonds et surtout interdépendants. Ce sont des mutations d’abord imperceptibles et qui finissent par imposer l’urgence de leurs éclosions à une doxa contemporaine qui les a d’abord ignorées, s’en est défendue pour finalement s’en remettre à elles comme à une évidence dont elle aurait toujours prophétisé l’avènement. J’en prendrai pour témoin Louise Michel (1830-1905) 7. Cette contemporaine de Johannes Brahms est connue pour son engagement de militante anarchiste et de féministe mais beaucoup moins, voire pas du tout, comme  pianiste et admiratrice de Wagner, comme compositrice de chansons révolutionnaires et même d’opérettes. Pour elle, la musique devait être l’outil privilégié d’une transformation des rapports sociaux et de l’Homme, transformation que seule la pensée utopiste de certains de ses contemporains avait osé imaginer. Il y avait une Hildegard von Bingen, une Jeanne d’Arc, dans cette combattante infatiguable.

            1867 est l’année de son rêve fondateur : « Le Clavier d’Outre-Rêve ». Je reproduis ici quelques phrases du texte qu’elle écrivit et fit publier peu de temps après 8 : 

« Il y a quelques jours, je m’endormis dans un rêve charmant… Je m’assis devant un instrument dont le clavier s’en allait si loin en montant et si loin en descendant, qu’il devait compter bien des sons inappréciables par l’oreille humaine….Mon esprit s’unit à l’esprit qui chantait dans l’instrument…Cet orgue prodigieux avait des demi-tons au lieu de tons et des quart de tons pour demi-tons… C’était beau à prendre le cœur, à ravir l’intelligence ; ce qu’on jouait sur ce clavier c’était son âme même… Chaque phrase musicale pouvait se traduire en une strophe ardente et la strophe à son tour devenait vivante et s’envolait sous mille formes inconnues à notre sphère… Etait-ce le dernier mot de l’harmonie ?  Non, car par delà le lieu où j’étais, s’en trouvait un autre, où nul instrument n’était nécessaire, où tout était chant, où tout vibrait comme une lyre…. Quel rêve ! J’oubliai tout lorsque tout s’effaça… Il était grand jour, hélas ! notre jour qui n’est pas la grande lumière du songe. En face de mon lit mon piano encore ouvert de la veille, sur lequel je jetai un coup d’oeil indigné. Que pouvait-il me dire après ce clavier divin ? »

Ce rêve n’est pas une simple rêverie c’est l’expérience de plans de conscience encore inaccessibles à une conscience diurne, à cette époque et en Europe. Ce clavier dont les circulations  internes sont en « communication instantanée », elle l’entendit  alors que Scriabine n’était pas né et bien avant les premières révélations de Charles Ives, Julian Carillo, Aloïs Haba et Ivan Wyschnegradsky. C’est de ce clavier qu’allaient jouer ensemble Yehudi Menuhin et Ravi Shankar, un siècle plus tard, chacun depuis son instrument et dont nous sommes tous les héritiers plus ou moins conscients, que nous le voulions ou non, selon les règles d’un « effet papillon » transposé dans ce cosmos intérieur qui nous habite. Et où orient et occident n’ont jamais cessé de co-exister.

Comment ne pas penser ici au californien Harry Partch (1901-1974) ? Un marginal lui aussi, The Wayward (indocile)  par excellence 9. Il fabriqua de ses propres mains des orgues tels que le  « chromelodeon » (1941), des instruments du type harpe ou cithare,  puis diverses percussions qu’il fera entendre dans ses œuvres les plus tardives, telles que  «Diamond marimba » et « Spoils of War ». Tous ces instruments ont quelque chose d’organique autant visuellement qu’acoustiquement : leurs formes  rappellent certaines sculptures de Henry Moore et renvoient à cette notion de « Corporéalité » (corporeality) qu’il revendiqua et qui est à la base de toute sa démarche créatrice. Son influence sur certains compositeurs majeurs est certaine: Steve Reich, Gyorgy Ligeti parmi tant d’autres.

Le Clavier d’Outre-Rêve atteste que le quart de ton ne s’est jamais tout à fait absenté de l’imaginaire et des pratiques musicales des occidentaux. Il n’était plus présent depuis longtemps dans l’écriture de la musique savante des villes mais il était encore vivant dans le vibrato certainement très généreux de certains solistes et chanteurs. Il était présent aussi dans les inflexions vocales des chants villageois de nombreuses régions.

Le rêve de Louise Michel est inintégrable dans l’histoire musicologique de la musique. Il est plein de sens, musicosophiquement parlé, car rien n’apparaît jamais ex nihilo, tout est l’expression d’un courant continu – la Conscience – qui trouve en certaines personnes des voies d’émergence qu’un lent mûrissement a préparées, que certaines époques rendent possibles.

Ces personnes sont souvent des femmes. Je veux en citer deux : Viviane-Josée Restieau, peintre, et Eliane Radigue, compositrice. Octogénaires toutes deux, elles font l’expérience de plans de conscience encore inexplorés par la plupart de nos contemporains. Viviane-Josée Restieau peint « avec du silence » et les yeux fermés. Eliane Radigue travaille « de l’intérieur du son » et les yeux ouverts 10. Leurs œuvres respectives font partie des expressions contemporaines de la Tonalité, les plus saisissantes et les plus abouties que je connaisse.

                                                                      XI      

Les artistes sont de grands enfants, dit-on facilement. Je crois plutôt qu’ils ont une relation particulière à leur enfance, ou mieux avec l’enfant qu’ils ont été, et plus précisément avec leur enfant intérieur toujours actif, vibrant et sensible en eux.

Le regard que nous portons sur lui et sur ce qui demeure de lui au plus profond de nous, détermine pour une grande part  les expériences physiques, psychiques et intellectuelles qui constituent notre personne. La musique est sans doute la plus cruciale de ces expériences, d’abord parce qu’elle est une expérience d’un organe stimulé très tôt dans notre vie foetale, l’oreille. Ensuite parce qu’elle co-ordonne les mouvements et les rythmes fondamentaux du corps. Et finalement, parce que reliant le successif, les notes qui se suivent, la mélodie, au simultané, le projet qui prend forme, l’harmonie, elle est une expérience du temps dont elle nous permet de tranformer la prise sur nos existences.

Ainsi le conseil que je reçus un jour de Giacinto Scelsi prend-il toute sa valeur et tout son poids. Décevant, ce conseil, et je fus déçu. Après la hauteur des conversations que nous avions eues, j’étais en position d’attendre plus, ou du moins, le pensais-je ! J’attendais  une sentence digne de figurer dans un petit livre sur l’histoire de la musique au XXème siècle ! Eh bien non, pas du tout ! Une plaisanterie peut-être, une boutade ? Que ferai-je de l’objet que je recevais en guise de curieuse conclusion à nos – brillants ? – entretiens?

Je venais de passer une semaine chez lui  à Rome en ce bel été de 1986. A deux heures du départ du train qui devait me ramener à Paris, notre conversation devait mettre un point final à tous nos échanges sur la musique, la philosophie, le bouddhisme, l’amour, la Mère de Pondichéry et de nombreux autres sujets. « Si vous êtes musicien, me dit-il tout à coup, voici ce que vous allez faire : fermez les yeux et attendez que la musique viennne. Si rien ne vient, faites autre chose, de la plomberie, de l’architecture, de la course à pied, ce que vous voudrez, mais pas de musique ! 11»

C’était de lui à moi, de son enfant au mien, deux enfants joueurs qui auraient cessé de désespérer du monde et trouveraient en quelques chambres secrètes de leurs tréfonds, une mystérieuse résonnance des temps anciens, le chant profond de l’humanité. Ils en feraient de la musique.

Il faut replacer ce conseil dans le contexte à la fois contraignant et stimulant que constitue toujours une époque : 1986, la musique sérielle ou certaines de ses ramifications dominaient encore la scène musicale en Europe. On était sérialiste, post-sérialiste, ou rien. Le « tonalisme » des minimalistes américains faisaient sourire… non sans une certaine condescendance.

On était tenant d’une musique pensée et calculée à la millinote près ou on n’était personne… Et les opportunités d’être joué étaient rares. Être sérialiste ou sérialisant, cela voulait dire calculer, compter et se méfier comme du diable de tout le fond de musique spontanée qui vit en chacun de nous, depuis les berceuses et les chants de la petite enfance. Se méfier donc et jusqu’à la censure pure et simple de toute la syntaxe implicite de ces musiques qui a pour nom la « tonalité ». La remplacer par la mise à plat de tous les paramètres, hauteurs, rythmes, timbres et intensités, et les soumettre ensemble au même ordre et aux mêmes échelles de graduations et de valeurs. Avec le souci permanent de ne pas créer de hiérachie entre les notes, entre les valeurs rythmiques, les timbres etc.

Giacinto Scelsi avait lui aussi subi cette pression intellectuelle du sérialisme qui l’avait conduit, pendant la seconde guerre mondiale, au bord de la folie. C’est assez dire que le conseil qu’il me donnait l’engageait lui au moins autant que moi.

Les sérialistes d’hier, étaient au sens de la musique ce que les marxistes étaient au sens de l’histoire. Sérialistes et marxistes avaient développé les outils d’analyse et d’interprétation les plus intégrants de leurs champs respectifs. Mais l’esprit de système les avait conduits à faire évoluer leur discipline dans le sens de leurs discours toujours plus radicaux et vers des idéologies mortifères qui en étaient l’aboutissement fatal. Il est important de le rappeler aujourd’hui car les tendances qu’ils incarnaient sont toujours actives. Elles ont changé de noms mais pas d’orientations. Elles exercent la même fascination sur les esprits. Par exemple, on ne parle plus de musique sérielle en ce début de XXIème siècle, mais de programmations en tous genres, assistées par des ordinateurs toujours plus puissants mais toujours aussi impuissants à générer quelle que conscience que ce soit. Selon moi, un ordinateur peut-être un excellent instrument de musique 12 multiforme, cela va de soi, mais en aucun cas, un substitut à la conscience musicale des compositeurs et des interprètes.

Jamais la musique ne fut produite par cette petite excroissance de la Conscience que l’on appelle l’intellect. La  musique qui nous compose et nous habite ne connaît aucune des  frontières construites par notre pensée. Elle est toujours aujourd’hui comme hier en attente d’un acte de présence de notre corps-esprit.

                                                                      XII

De toutes les musiques, je privilégie celles qui renvoient au centre immobile qui les génèrent et dont elles sont l’émanation. C’est le cas, par exemple,  des chansons enfantines qui se transmettent de générations en générations depuis des siècles, tout simplement parce qu’elles sont justes, tout à fait centrées, paroles, rythmes, mélodies et mouvements cadentiels en parfait accord. Je ne pense pas qu’une civilisation ou seulement une culture linguistique soient possibles sans la transmission de si profonds messages. Profondes et mémorables sont aussi les œuvres grandes et petites de notre répertoire dit « classique » , mais seulement lorsqu’elles sont interprétées comme elles ont été composées, en pleine conscience tonale.

Une fenêtre s’est ouverte que je n’ai pas ouverte d’abord en écoutant de la musique « religieusement » mais enfant, assis à l’arrière d’une voiture, le regard portant vers un lointain, auquel je demande de me distraire de l’ennui profond qui me gagne, tant le trajet me semble long. Et puis quelque chose se passe, l’échappée vers l’ailleurs d’un paysage monotone se transforme soudainement en la saisie d’un « ici » qui déchire le voile d’un « maintenant » qui dure et se renouvelle à chaque seconde. Une telle expérience crée un lien profond avec la musique. Je ne la croit pas exceptionnelle du tout. De nombreux enfants et de nombreux adultes en sont le siège à un moment donné de leur vie. Mais il leur manque les mots justes pour la garder en mémoire, la dire et pouvoir s’y ancrer. « L’instant présent » est l’un de ces mots. Avant dêtre un concept dont on peut débattre, il désigne un toucher de l’âme dont nous pouvons retrouver la sensation à volonté, pourvu que nous sachions la localiser dans la gamme de sensations dont notre corps est le lieu et la mémoire. Déjà Louise Michel dans son rêve : « ce qu’on jouait sur ce clavier c’était son âme même ».

Ce qui le ressent, ce qui le sait, c’est l’enfant-joueur en nous.

L’enfance est une ressource inépuisable toujours à notre portée.

Laissons le temps de s’ennuyer à nos enfants, sans écrans entre eux et le monde.


1 See Burt, Peter (1998) The music of Toru Takemitsu : influences, confluences and status., Durham theses, Durham University. Available at Durham E-Theses Online: http://etheses.dur.ac.uk/984/

2  Born and raised in India, Sri Shyamji Bhatnagar is a master of naada (sacred sound) and the founder of InnerTuning and Microchakra Psychology. He is renowned for the profound healing effects of his chanting, and he teaches throughout the world.

3  Voir le texte « Metaphysics of sound » que l’on trouve sur le site de Shyamji Bathnagar. J’en cite ici la fin : « Whatever is perceptible by the physical senses and the mind, can in its essence be known only by sound. Whatever is visible, audible or even inaudible, touchable, smellable, and whatever has a form or is formless, can be reached, understood, known, controlled, guided and realized by sound. Even thought is sound. All thoughts and mental processes are sound. Mind is a hard crystal of sound which acts as an echo reflector radiating memorized experiences and feelings, conscious and unconscious, remembered or forgotten. The phenomenal world is a reflection of sound and its many simple and complex combinations. The noumenon is soundlessness which can be reached only through the infinite and intricate barriers of sound. All knowledge of the phenomenal world can be obtained in terms of sound. »

4  Tel un telos immanent.

5 Lendvai, Ernő (1971). Béla Bartók: An Analysis of his Music. introd. by Alan Bush. London: Kahn & Averill.

6 Stephane Schmitt, in Goethe et la métamorphose des plantes, 2017. Voir aussi les écrits de Rudolf Steiner et des anthroposophes.

7  Telle que la révèle dans son très beau livre, Claude Rétat : ART VAINCRA ! ed. Bleu autour, 2019.

8  In Le progrès musical, journal artitique et littéraire, 1er novembre 1867.

9 Harry Partch, Genesis of a music: an account of a creative work, its roots and its fulfillments New York, Da Capo Press, 1974 ; Madison, University of Wisconsin Press, 1949. Harry Partch, Bitter music, Thomas McGeary, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1991.

10 Voir le site de Viviane-Josée Restieau : Lumière des mondes. Ecouter sur yt, les nombreuses oeuvres  électro-acoustiques d’ Eliane Radigue, parmi lesquelles JETSUN MILA  inspired by the life of Milarepa, a great yogi and poet of Tibet who lived in the 11th Century… sa dernière création pour orchestre OCCAM OCEAN (2015).

11 Voir aussi dans Une autobiographie concertante .

12  Voir dans Le jour d’hui qui chante mes commentaires sur les œuvres récentes des compositeurs canadiens Jean-François Laporte, Pierre Michaud et Myriam Boucher.

Hommage à Slamet Abdul Sjukur

 Slamet Abdul Sjukur est mort le 24 mars 2015 dans sa ville natale de Surabaya. Il allait avoir quatre-vingt ans. Une biographie parue dans Le Banian n° 15 (2013, Indonésie : Les sons d’un Archipel),rappelle les étapes essentielles de sa vie publique : les études musicales en France auprès d’Olivier Messiaen et d’Henri Dutilleux, ses activités de compositeur, d’enseignant et de critique musical qui ont fait de lui, dès les années 80, l’initiateur et la figure de proue de la musique contemporaine en Indonésie. Beaucoup d’anciens élèves témoignent aujourd’hui de ce qu’ils lui doivent non seulement musicalement mais humainement. Parmi eux, Krisna Setiawan et Ricky Jap 1, tous deux compositeurs, parlent d’un professeur « extraordinaire » qui leur a « ouvert les yeux » sur « le vrai monde de la musique » et leur a « dévoilé une perspective plus large et plus originale qu’aucun autre professeur ». (Le Banian n° 17, 2014, Orang Peranakan, Les Chinois d’Indonésie).

 Je le rencontrai en 1976 à Paris. On m’avait parlé d’un ancien élève de Messiaen (une référence on ne peut plus prestigieuse) et je trouvai un personnage à la fois simple et pétillant de malice. La vigilance de son regard, l’élégance de son maintien, la précision de ses gestes interrogeaient les hommes et séduisaient les femmes. À ma demande, il me dirigea vers certaines fugues de Bach, les Mikrokosmos de Bartók, les Moments Musicaux de Schubert et quelques oeuvres de Stravinsky. Nous jouions, parfois à quatre mains, et il commentait certaines notes, certaines nuances, quelques petits riens, avec autant d’attention que le plan harmonique des oeuvres, leurs structures et leurs formes. Il s’agissait en fait pour lui de ne jamais évacuer de la pratique et de l’analyse musicales l’endroit où la musique a lieu, le corps, ses membres, mains, pieds et mâchoires, ses organes, ses flux sanguins et respiratoires, les yeux, les oreilles, la voix, la peau, etc. 

Changement de perspective, en effet, et formidable pour qui comme moi n’avait jamais connu qu’une analyse musicale qui, au contraire, chosifiait la musique en la figeant dans des formes et des concepts aisément « enseignables ». On peut se faire une idée de son approche organique de la musique en lisant ce qu’il dit lui-même de son oeuvre GAME-land n°5 (pièce pour « un pianiste en particulier » – Nicolas Stavy -) « pour piano, gong javanais, kemanak (un idiophone en forme de banane), avec bruitages produits par les mains, la bouche et la gorge, imposant en plus un certain talent d’acteur ». 

 Mais Slamet était aussi un intellectuel, grand lecteur des textes traditionnels, le Yi- King surtout dont il a interrogé les oracles toute sa vie, la Cabale juive et Pythagore aussi. Parmi les poètes qui l’ont accompagné, anglo-saxons et français principalement, T. S. Eliot était sa plus constante référence. Il appréciait la limpidité de ses images et une certaine économie verbale qui a sans doute influencé l’aspect le plus ascétique de sa musique que l’on dit « minimaliste » tant, parfois, les notes y sont rares, les silences tendus et mesurés. On peut s’en faire une idée en écoutant SUARA2 (1979) sur Youtube magnifiquement interprété par une jeune pianiste aux gestes souples et chorégraphiques. La musique de ce fin dialecticien se voulait une mise en relation des deux mondes d’en haut et d’en bas, du ciel et de la terre, du positif et du négatif, de la tête et des pieds. Il la disait« symboliste » et très justement si l’on pense au sens premier du mot « symbole ». Parmi ses oeuvres les plus abouties ses Parenthèses I, II, III et IV sont toutes composées pour instruments divers et danseur(s). Les corps des danseurs, le jeu des instrumentistes et la géométrie vivante de leur chorégraphie étant reliés par de subtils calculs numérologiques, rythmiques et vibratoires. 

Sur Youtube, on peut aussi entendre Tetabeuhan Sungut,3 une oeuvre pour choeur qui fait entendre et voir ce que pouvait être sa conception d’un ensemble de musiciens considéré comme un seul corps exactement comme le gamelan dont il aimait à dire que c’est un « seul homme », et pas du tout un orchestre à l’occidentale composé de plusieurs individus distincts les uns des autres. Sa première expérimentation d’un tel ensemble, il la fit à l’occasion du festival des jeux d’automne de Dijon et l’enregistrement d’un disque pour lequel il obtint le Disque d’or de l’académie Charles Cros en 1977. C’était avec les enfants et le personnel de l’ambassade d’Indonésie à Paris auxquels il fit apprendre certaines de ses compositions de style folklorique pour anklung4 et voix, chaque choriste (une quarantaine) jouant d’un anklung en même temps qu’il chantait et… le faisant bien ! Prouesse de pédagogue et de compositeur dont je ne connais pas d’autres exemples! 

Slamet aimait les blagues, pas de celles qui s’exercent au détriment de quelqu’un, je ne l’ai jamais entendu se moquer de qui que ce soit, mais de ces blagues qui décalent des points de vue consensuels et montrent du réel ce que les discours convenus tendent au contraire à masquer. On pourra apprécier son sens de l’humour en relisant son texte « Soutien-gorge » paru dans Le Banian (n° 5, 2008, Jakarta, voyages réels ou imaginaires dans la capitale indonésienne) : ayant reçu de l’ambassade des Pays-Bas à Jakarta commande d’une oeuvre devant être jouée à plusieurs reprises dans toute l’Indonésie (opportunité rare pour un compositeur contemporain, même transposée en Europe…), il apprit que les deux autres élus, néerlandais, seraient payés cinq fois plus que lui pour la même participation au même événement. Leurs oeuvres durant respectivement 30 minutes et 50 minutes, il composa, lui, une oeuvre de 8 minutes, cinq fois moins longue que la moyenne des deux autres. Il lui trouva le titre de Kutang (« soutien-gorge » en indonésien) parce que d’une part, il l’avait compris, elle ne lui avait été commandée que pour maintenir l’équilibre entre les deux grandes oeuvres auxquelles elle devait servir de faire-valoir et que d’autre part , il entendait faire un pied de nez aux lois que préparait le gouvernement indonésien contre la pornographie. D’une pierre deux coups, sans aigreur ni acrimonie. Car cela ne l’empêcha pas d’écrire un article très élogieux pour Le Banian n° 5, sur les oeuvres de ses deux collègues néerlandais. C’est tout lui, l’exercice du jugement sans ostentation, la réponse humoristique avec le sourire, et la parade ludique sans haine. 

Haine de soi, haine des autres, on n’a pas attendu la psychologie moderne pour s’apercevoir de la corrélation essentielle des deux sentiments. Elle est peut-être devenue plus évidente au vingtième siècle car plus exposée en chacun, aux tumultes de l’histoire et de l’actualité. On l’aura compris, non seulement Slamet ne se haïssait pas lui-même mais il ne regrettait aucune des épreuves que la vie lui infligea, à commencer par l’infirmité provoquée par une poliomyélite contractée à l’âge de deux ans. Sa jambe valide, ses hanches et son dos le firent beaucoup souffrir et toute sa vie malgré de nombreuses opérations. Je ne l’ai JAMAIS entendu s’en plaindre ni se révolter contre son sort. Dès 1976, me voyant un jour atteint par un dépit amoureux, il me donna la clef de son ascèse et du formidable pouvoir de dévoilement du réel qu’elle réserve à son usager attentif. Elle tenait en un mot, ACCEPTER

Merci l’Ami ! 


1 Une autre de ses élèves, la compositrice Jenny Rompas vient de rendre publique une oeuvre intitulée 24 mars, composée le 24 mars 2010 et qu’elle nomma aussitôt ainsi, alors qu’elle ne donne jamais ce genre de titre à ses oeuvres. La démarche, les accents sombres et funèbres de l’oeuvre ont accompagné le cortège funéraire et l’inhumation de Slamet qui eurent lieu le jour-même de sa mort, le 24 mars 2015. Il eut sans doute apprécié ces noces de l’art et de la vie. 

2Suara : Octavia Rosiana Dewi, piano

3Tetabeuhan Sungut – chorale de l’Université Padjadjanan, Dir. Arvin Zeinulah

4L’anklung se compose de lames de bambou, plus ou moins fines, de longueurs variables, qui reliées à un montant résonnent lorsqu’on les secoue. 

Au revoir Slamet !

Médiologie, un art de l’interprétation

Médiologie, un art de l’interprétation

La médiologie 1 selon Debray consiste en l’étude des rapports entre le contenu d’un message et ses voies de transit (le médium). Médium et message, ces deux mots ont été d’abord popularisés par Marshall Mc Luhan (1911-1980), sociologue et théoricien de communication Canadien. Il est le premier à avoir explicitement focalisé sa recherche sur une relation que l’on avait négligé de mettre en évidence et d’interroger avant lui.

Mc Luhan est célèbre pour sa formule « Medium is the message ». Pour la traduire correctement, il faut rendre la forme insistante exprimée par l’italique anglais qui signifie en fait « le vrai message n’est pas ce que nous appelons d’ordinaire « le message » (le contenu transmis), c’est celui imposé par les conditions techniques de la communication, le médium. Le vrai message est moins l’explicite, que celui que son vecteur implique et dans lequel il implique ses usagers. Pour en prendre tout de suite un exemple réduit au plus simpliste, une symphonie de Mozart en public, et la même sur disque, ont à la faveur d’un « message » apparent -Mozart- des messages de médiums totalement distincts. Tandis que le message paraît le même, et sous ce masque, le message du premier médium est celui d’une expérience vivante, éphémère, et qui tient toute à la coprésence des exécutants et du public. Le message du médium disque est une expérience du « répétable » indéfiniment et même du figé, qui suppose -implique- une autre sorte de temps, d’écoutes et de public(s).

L’aphorisme de Mc Luhan, on le voit, renverse la vision routinière du rapport du fond et de la forme. Pour elle, le contenu du message, son fond de sens, est indépendant de son mode de transmission, – le médium -, et semble rester invariant quel que soit son mode de transit. Celui-ci importe peu et n’influence pas « l’essentiel » : Mozart, c’est toujours Mozart. Pour Mc Luhan, au contraire, l’expérience concrète et technique imposée à leur insu par un médium à tous les usagers d’une même époque, transforme le sens initial et final de tous les enjeux collectifs. Ses analyses de la relation entre l’imprimerie et le protestantisme sont bien connues : la lecture et la transmission du message de la bible étaient réservées aux clercs de l’Eglise. Aucun fidèle ne pouvait avoir un accès direct aux manuscrits, et « l’écriture sainte » était, de sermons en messes, une Parole reçue. Au début du 16ème siècle, la technologie de l’imprimerie rend la Bible accessible à tous, et donnant à chacun la possibilité de lire « la parole » jusque là reçue audio-oralement, et de l’interpréter peronnellement et librement, comme texte étudiable, suscite très vite la revendication de toute une théologie nouvelle, « réformée » : Il revient à Mc Luhan d’avoir montré que l’exigence de réforme en question est le miroir secret de la différence de médiations. Le Catholicisme est le médium du message « parole transmise de vive voix » (les sermons en chaire d’une hiérarchie officielle de transmetteurs) ; le Protestantisme est le médium du message « livre imprimé », (chaun sa bible, et de là, chacun « en direct » avec le texte, sans besoin du médiateur de Rome et de toute la hiérarchie spirituelle qu’est son clergé).

On retiendra encore chez Mc Luhan, l’étude du rôle de la radio dans la montée des dictatures du début du 20ème siècle, de la télévision dans la guerre froide dont la chute du mur de Berlin allait, des années plus tard, révéler la pertinence, et parmi tant d’autres, l’étude de l’influence de la machine à écrire sur les contenus et les innovations de la poésie moderne. Après lui, mais dans l’esprit de son travail, on peut remarquer l’exemple plus récent des « cyber-révolutions » qui démarrent désormais avec (et à cause de) ce couple formé par l’iphone et le réseau mondialisé.

Chez Debray, la médiologie désigne l’étude des supports de transmission des messages, qui, tout au long de l’histoire, en transformant le rapport des hommes au pouvoir, au savoir et à leurs croyances, ont transformé subrepticement les sociétés humaines. C’est la relation traditionnelle de la technique et de la culture que sa démarche nous invite à revisiter en cessant d’y voir une opposition irréductible, pour commencer au contraire, à les « penser l’un par l’autre, l’un avec l’autre ». C’est une façon radicalement nouvelle d’envisager les mutations collectives de l’esprit et du goût, en faisant l’inventaire de ce qu’elles doivent à leurs supports techniques. A titre d’exemple, on peut voir à présent un rapport étroit entre média mécaniques (le texte imprimé), et usage intellectuel de la définition (un mot noir sur blanc de contour précis, forme toute la culture du sens strict, du respect de la loi à la lettre etc.), tandis que les média électriques (images et musiques transmises), induisent, eux, une recrudescence des pratiques culturelles orales (tribalité, préséance de l’éphémère sur le pérenne donc de l’actuel sur l’historique, de la rumeur sur la vérité établie, de l’affectif sur le rationnel etc.).

De même, le passage de l’analogique au numérique pose un problème majeur à ceux que préoccupe la transmission du sens : la promesse de la technique est celle d’un monde du « tout numérique » bien-sûr, mais aussi d’une nouvelle façon de réfléchir : les problèmes posés par les collectivités ne seront plus les mêmes et ne seront pas pensés de la même façon que ceux de l’ère précédente. Quand une médiation domine, elle tend à devenir hégémonique, et le devient de fait : «  Regardez ce que vous voulez, quand vous voulez et où vous voulez », nous dit-on. Conseil ou mot d’ordre ? La sentence n’est pas sans rappeler les slogans des hégémonies idéologiques et économiques qui ont chanté pendant tout le vingtième siècle les promesses d’un avenir meilleur. C’est le diktat de la nouvelle médiation dominante auquel il sera de plus en plus difficile d’opposer une conscience libre, tant c’est la sphère même de son intimité, où elle dispose d’elle-même, qu’elle se verra interdire. Un diktat, c’est un impératif dont personne ne débat, il ne crée pas des désirs dont on peut discuter, il impose des besoins qui ne veulent souffrir aucune contrainte à leurs satisfactions. Le téléphone portable n’est plus un objet de désir, le branchement permanent de tous à tous les réseaux possibles ne le sera bientôt plus : leur éclosion et leur expansion n’ont jamais été, ne sont pas, ne seront un objet de débat que lorsqu’ils seront devenus indispensables. En général, ce dont on débat dans une société, s’est déjà imposé dans les faits ou dans les esprits et sans discussion : le nucléaire, la déforestation, les OGM, le réchauffement climatique, le Web, la PMA…

Médiations: exemple d’une mutation

Une succession de plans visuels (5) sur fonds sonores contrastés, synopsis d’un film à écouter: 1905, le compositeur hongrois Bela Bartok part à dos de mulet recueillir la musique des paysans et des montagnards des régions les plus retirées de son pays. Passées les dernières rues des villes et des villages, le silence du monde est d’une profondeur dont nous ne pouvons pas avoir l’idée, aujourd’hui. Les bruits et les sons se superposent des plus proches aux plus lointains, des plus subtils aux plus grossiers sans que rien ne trouble leurs trajectoires. Ce qui peut le mieux nous en rendre compte, c’est la subtilité de l’orchestration de l’époque, Debussy, Richard Strauss, bientôt Ravel et Bartok lui-même. Subtilité de l’organisation des plans sonores s’enlevant sur fond de silence non pas naturel mais «composé» lui aussi… Arrivé à bon port, le musicien note avec une extrême précision les musiques qu’il entend, berceuses, danses, chants des moissons etc. Les lettres qu’il écrit témoignent de son émerveillement devant tant de finesse et d’inventivité. Il vient de trouver les traces musicales d’une tradition qui, avant son arrivée, s’était transmise oralement de générations en générations, et dont les tournures modales, mélodiques et rythmiques étaient encore vierges de tout contact avec la musique savante des villes et de toute influence extérieure.


Pourtant en la fixant sur du papier, Bartok rend un hommage qui va être fatal à la musique qu’il se propose de servir qui doit son identité à son mode de transmission orale autant qu’à ses origines, et dont le caractère est lié autant aux rites saisonniers et domestiques qu’elle accompagne qu’à son mode de mémorisation. La relation entre son contenu -le message- et la manière dont il passe de consciences en consciences, de générations en générations -le médium- n’a été étudiée «en soi», par les sciences dites humaines, que beaucoup plus tard, et d’une manière générale, par Mc Luhan (« Medium is the message ») et Régis Debray principalement. Et de fait, très vite, fixé sur partition -changeant de médium-, son message allait se figer en un monument funéraire auquel on donnerait bientôt le nom de «musique folklorique» consacrant le passage à une nouvelle époque de contenus culturels notés, répertoriés, enregistrés et enfin « duplicables » à volonté.

La première guerre mondiale allait elle aussi porter un coup fatal à tout ce qui, d’une manière générale, en Europe centrale et orientale, était resté en marge du courant culturel dominant des villes: les soldats revinrent au pays transformés autant par l’horreur vécue collectivement et individuellement, que par le brassage culturel que leur réunion avait forcément entraîné. Brassage culturel, cela veut dire échanges mais aussi banalisation et nivellement. En 1918, les chants et les danses que Bartok avait entendus seulement 13 ans auparavant n’avaient plus le même statut dans les consciences de leurs acteurs. De fonctions cultuelles et rituelles ils allaient petit à petit devenir, leur exacte inverse, des «objets» culturels. Que dire des effets de l’apparition des nouvelles techniques de reproduction de la musique et des modèles culturels et comportementaux qu’allaient introduire bientôt le cinéma jusque dans les campagnes les plus reculées ! Ils durent s’imposer moins rapidement mais tout aussi décisivement qu’aujourd’hui le Web à l’envoi de lettres manuscrites par la poste!

Un objet culturel : la musique folklorique

Nous sommes en 1938, la scène se passe à New-York où Bela Bartok vient d’émigrer, fuyant les dictatures qui se succèdent en Hongrie. Il vit avec sa femme, la pianiste Dita Pasztory dans un modeste appartement de la ville . Quelques associations de musiciens tentent de lui venir en aide, des amis aussi, au premier rang desquels Yehudi Menuhin qui lui commandera la sonate pour violon seul (1942). Les organisateurs d’un festival de musique «folklorique», justement, invitent le compositeur à venir écouter des musiciens originaires des régions qu’il avait visitées autrefois. Bartok, dit-on, n’est resté que dix minutes à les écouter. Il quitta la salle «sans explications» disent les chroniques. A nous d’estimer quel sentiment l’y poussa: indignation, colère, honte?
La musique qu’il écrit après ses premiers voyages est l’une des plus originales et des plus influentes du 20ème siècle. Elle doit beaucoup à toutes les musiques qu’il vient d’enlever à leur mode de transmission orale, en les notant, et qu’il a nourries, en retour, de toutes les capacités relationnelles de sa «mémoire vive» de musicien occidental. Prophétisme de Bartok, enraciné dans une tradition ancestrale. Mais aussi, inscription innocente du compositeur dans un mouvement qui dépasse infiniment ses meilleures intentions. Il semble bien que le monde évolue par mutations médiologiques successives dont nous sommes tous bien plus les instruments aveugles que les acteurs éclairés. Aujourd’hui les nouvelles médiations que sont internet et les réseaux sociaux transforment tout ce qui avant leur apparition et leurs usages était indexé sur des critères relativement mais tendanciellement « objectifs » : les faits, la vérité..

Des photos sonores au film musical

Cette aventure est très significative de ce que nous faisons lorsque nous nous mettons en quête de traces de notre mémoire culturelle : nous les fixons alors qu’elles sont fluides et mobiles, nous les répertorions même si elles sont encore vivantes sans nous apercevoir qu’en changeant leur mode de transmission, leur médium, nous les transformons. Toute réflexion sur la mémoire culturelle est une réflexion sur le passage d’un mode de transmission à un autre, d’un médium ancien dont on constate l’usage au médium nouveau qui est celui de notre constat. Les créateurs l’ont mieux saisi que les théoriciens. Chaplin fut l’un d’entre eux. Il en fait une éblouissante démonstration dans   « Le cirque » (1928) où il met en scène ce qu’il se passe quand une médiation culturelle en supplante une autre. Il nous fait assister au débordement d’un cirque par le film qui nous le montre, et la démonstration est implacable. « Débordé » par le film, le cirque l’est à double titre : à la fois symboliquement,  dans la mesure où il n’est plus le lieu de fixation symbolique des spectateurs qui rient de ce qui ne lui appartient pas (Chaplin, homme de piste « hors-jeu ») et spatialement, les limites de  la piste étant  dépassées, matériellement,  par les traversées acrobatiques du héros involontaire. L’effet  comique vient de ce qui est mis en scène non plus par le cirque mais  pour et par le cinéma. Et les spectateurs venus au cirque finissent par applaudir ce qui se passe sur le plateau d’un film, à leur insu. En somme, si nous voulons bien l’entendre, le film réussit à nous dire, à nous les témoins de sa prise de pouvoir que, désormais, dans le monde de la technique et de l’industrie, ce qui assumera la fonction qui était celle  du cirque dans le monde de l’artisanat, ce sera le cinéma.

Le chemin de Bartok  suivait celui d’un des médiums dominant de son époque, la photographie, avec laquelle il rivalisa de précision pour fixer la musique qu’il entendait, sur du papier. Il épousa ensuite les contours que lui traçait le nouveau médium dominant que devenait le cinéma et partit enregistrer les paysans dont il avait d’abord fixé la musique, pour en faire, en quelque sorte, le film sonore.  Son chemin, comme le nôtre aujourd’hui était celui de son époque, ou mieux, son époque elle-même. C’est celui qu’empruntèrent, nécessairement, tous les intellectuels occidentaux qui s’aventuraient, en même temps que lui, au-delà de leurs frontières culturelles. Ce qui est très singulier et exemplaire dans la démarche de Bartok est ce qu’il fit de ce chemin, son cheminement autrement dit : une œuvre musicale d’une puissante originalité. Outre l’injonction que nous adresse avec lui tout créateur, de ne pas hésiter à transformer consciemment ce que de toute façon, nous modifions inconsciemment, faire feu de tout bois dit-on….il faut ici s’interroger sur ce qu’est une œuvre musicale pour mieux comprendre en quoi la démarche de Bartok peut nous aider à intensifier notre  écoute du monde, de notre temps et de nous-mêmes.

(5) DVD Gyökerek/Roots, a documentary film by Istvan Gaal. Hungaroton.


1 What is Mediology? By Regis Debray, translated  by Martin Irvine, Georgetown university, 1999.

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