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Hommage à Slamet Abdul Sjukur
30 novembre 2020 | Eric Antoni

 Slamet Abdul Sjukur est mort le 24 mars 2015 dans sa ville natale de Surabaya. Il allait avoir quatre-vingt ans. Une biographie parue dans Le Banian n° 15 (2013, Indonésie : Les sons d’un Archipel),rappelle les étapes essentielles de sa vie publique : les études musicales en France auprès d’Olivier Messiaen et d’Henri Dutilleux, ses activités de compositeur, d’enseignant et de critique musical qui ont fait de lui, dès les années 80, l’initiateur et la figure de proue de la musique contemporaine en Indonésie. Beaucoup d’anciens élèves témoignent aujourd’hui de ce qu’ils lui doivent non seulement musicalement mais humainement. Parmi eux, Krisna Setiawan et Ricky Jap 1, tous deux compositeurs, parlent d’un professeur « extraordinaire » qui leur a « ouvert les yeux » sur « le vrai monde de la musique » et leur a « dévoilé une perspective plus large et plus originale qu’aucun autre professeur ». (Le Banian n° 17, 2014, Orang Peranakan, Les Chinois d’Indonésie).

 Je le rencontrai en 1976 à Paris. On m’avait parlé d’un ancien élève de Messiaen (une référence on ne peut plus prestigieuse) et je trouvai un personnage à la fois simple et pétillant de malice. La vigilance de son regard, l’élégance de son maintien, la précision de ses gestes interrogeaient les hommes et séduisaient les femmes. À ma demande, il me dirigea vers certaines fugues de Bach, les Mikrokosmos de Bartók, les Moments Musicaux de Schubert et quelques oeuvres de Stravinsky. Nous jouions, parfois à quatre mains, et il commentait certaines notes, certaines nuances, quelques petits riens, avec autant d’attention que le plan harmonique des oeuvres, leurs structures et leurs formes. Il s’agissait en fait pour lui de ne jamais évacuer de la pratique et de l’analyse musicales l’endroit où la musique a lieu, le corps, ses membres, mains, pieds et mâchoires, ses organes, ses flux sanguins et respiratoires, les yeux, les oreilles, la voix, la peau, etc. 

Changement de perspective, en effet, et formidable pour qui comme moi n’avait jamais connu qu’une analyse musicale qui, au contraire, chosifiait la musique en la figeant dans des formes et des concepts aisément « enseignables ». On peut se faire une idée de son approche organique de la musique en lisant ce qu’il dit lui-même de son oeuvre GAME-land n°5 (pièce pour « un pianiste en particulier » – Nicolas Stavy -) « pour piano, gong javanais, kemanak (un idiophone en forme de banane), avec bruitages produits par les mains, la bouche et la gorge, imposant en plus un certain talent d’acteur ». 

 Mais Slamet était aussi un intellectuel, grand lecteur des textes traditionnels, le Yi- King surtout dont il a interrogé les oracles toute sa vie, la Cabale juive et Pythagore aussi. Parmi les poètes qui l’ont accompagné, anglo-saxons et français principalement, T. S. Eliot était sa plus constante référence. Il appréciait la limpidité de ses images et une certaine économie verbale qui a sans doute influencé l’aspect le plus ascétique de sa musique que l’on dit « minimaliste » tant, parfois, les notes y sont rares, les silences tendus et mesurés. On peut s’en faire une idée en écoutant SUARA2 (1979) sur Youtube magnifiquement interprété par une jeune pianiste aux gestes souples et chorégraphiques. La musique de ce fin dialecticien se voulait une mise en relation des deux mondes d’en haut et d’en bas, du ciel et de la terre, du positif et du négatif, de la tête et des pieds. Il la disait« symboliste » et très justement si l’on pense au sens premier du mot « symbole ». Parmi ses oeuvres les plus abouties ses Parenthèses I, II, III et IV sont toutes composées pour instruments divers et danseur(s). Les corps des danseurs, le jeu des instrumentistes et la géométrie vivante de leur chorégraphie étant reliés par de subtils calculs numérologiques, rythmiques et vibratoires. 

Sur Youtube, on peut aussi entendre Tetabeuhan Sungut,3 une oeuvre pour choeur qui fait entendre et voir ce que pouvait être sa conception d’un ensemble de musiciens considéré comme un seul corps exactement comme le gamelan dont il aimait à dire que c’est un « seul homme », et pas du tout un orchestre à l’occidentale composé de plusieurs individus distincts les uns des autres. Sa première expérimentation d’un tel ensemble, il la fit à l’occasion du festival des jeux d’automne de Dijon et l’enregistrement d’un disque pour lequel il obtint le Disque d’or de l’académie Charles Cros en 1977. C’était avec les enfants et le personnel de l’ambassade d’Indonésie à Paris auxquels il fit apprendre certaines de ses compositions de style folklorique pour anklung4 et voix, chaque choriste (une quarantaine) jouant d’un anklung en même temps qu’il chantait et… le faisant bien ! Prouesse de pédagogue et de compositeur dont je ne connais pas d’autres exemples! 

Slamet aimait les blagues, pas de celles qui s’exercent au détriment de quelqu’un, je ne l’ai jamais entendu se moquer de qui que ce soit, mais de ces blagues qui décalent des points de vue consensuels et montrent du réel ce que les discours convenus tendent au contraire à masquer. On pourra apprécier son sens de l’humour en relisant son texte « Soutien-gorge » paru dans Le Banian (n° 5, 2008, Jakarta, voyages réels ou imaginaires dans la capitale indonésienne) : ayant reçu de l’ambassade des Pays-Bas à Jakarta commande d’une oeuvre devant être jouée à plusieurs reprises dans toute l’Indonésie (opportunité rare pour un compositeur contemporain, même transposée en Europe…), il apprit que les deux autres élus, néerlandais, seraient payés cinq fois plus que lui pour la même participation au même événement. Leurs oeuvres durant respectivement 30 minutes et 50 minutes, il composa, lui, une oeuvre de 8 minutes, cinq fois moins longue que la moyenne des deux autres. Il lui trouva le titre de Kutang (« soutien-gorge » en indonésien) parce que d’une part, il l’avait compris, elle ne lui avait été commandée que pour maintenir l’équilibre entre les deux grandes oeuvres auxquelles elle devait servir de faire-valoir et que d’autre part , il entendait faire un pied de nez aux lois que préparait le gouvernement indonésien contre la pornographie. D’une pierre deux coups, sans aigreur ni acrimonie. Car cela ne l’empêcha pas d’écrire un article très élogieux pour Le Banian n° 5, sur les oeuvres de ses deux collègues néerlandais. C’est tout lui, l’exercice du jugement sans ostentation, la réponse humoristique avec le sourire, et la parade ludique sans haine. 

Haine de soi, haine des autres, on n’a pas attendu la psychologie moderne pour s’apercevoir de la corrélation essentielle des deux sentiments. Elle est peut-être devenue plus évidente au vingtième siècle car plus exposée en chacun, aux tumultes de l’histoire et de l’actualité. On l’aura compris, non seulement Slamet ne se haïssait pas lui-même mais il ne regrettait aucune des épreuves que la vie lui infligea, à commencer par l’infirmité provoquée par une poliomyélite contractée à l’âge de deux ans. Sa jambe valide, ses hanches et son dos le firent beaucoup souffrir et toute sa vie malgré de nombreuses opérations. Je ne l’ai JAMAIS entendu s’en plaindre ni se révolter contre son sort. Dès 1976, me voyant un jour atteint par un dépit amoureux, il me donna la clef de son ascèse et du formidable pouvoir de dévoilement du réel qu’elle réserve à son usager attentif. Elle tenait en un mot, ACCEPTER

Merci l’Ami ! 


1 Une autre de ses élèves, la compositrice Jenny Rompas vient de rendre publique une oeuvre intitulée 24 mars, composée le 24 mars 2010 et qu’elle nomma aussitôt ainsi, alors qu’elle ne donne jamais ce genre de titre à ses oeuvres. La démarche, les accents sombres et funèbres de l’oeuvre ont accompagné le cortège funéraire et l’inhumation de Slamet qui eurent lieu le jour-même de sa mort, le 24 mars 2015. Il eut sans doute apprécié ces noces de l’art et de la vie. 

2Suara : Octavia Rosiana Dewi, piano

3Tetabeuhan Sungut – chorale de l’Université Padjadjanan, Dir. Arvin Zeinulah

4L’anklung se compose de lames de bambou, plus ou moins fines, de longueurs variables, qui reliées à un montant résonnent lorsqu’on les secoue. 

Au revoir Slamet !

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